Par Vincent BOUQUET, Les Echos – 27/02/2017

Multiformes et potentiellement dangereux, les conflits d’intérêts doivent être traités avec finesse et doigté par les entreprises.

Le 8 février dernier, sur Twitter, un père se désespérait. « Ma fille Ivanka a été traitée si injustement par Nordstrom. C’est une personne géniale – qui me pousse toujours à faire le bon choix ! Terrible ! » Une remontrance qui serait anecdotique si elle n’émanait pas directement du président des Etats-Unis, Donald Trump… Quelques jours auparavant, la chaîne de magasins américaine avait en effet annoncé qu’elle cessait sa collaboration avec la marque de vêtements de la susnommée Ivanka, fille d’un Trump. Elle était déjà aux prises avec des soupçons de conflits d’intérêts liés à ses activités passées dans l’immobilier. A son échelle, et si on l’assimile à une micro-entreprise, François Fillon est aussi dans une situation de conflit d’intérêts. Il a employé sa femme et ses enfants alors qu’il avait le statut de député.

Loin de se cantonner à la sphère publique, les conflits d’intérêts touchent aussi les entreprises. « Parce qu’ils peuvent porter atteinte à la confiance des salariés et des actionnaires, et donc à la gouvernance, mais aussi à l’efficience économique des sociétés, ils sont devenus un enjeu majeur dans bon nombre d’entre elles », assure Charles-Henri Boeringer. Il est avocat chez Clifford Chance. D’ailleurs, il a le statut de coauteur avec son confrère Thomas Baudesson du livre publié chez LexisNexis « Les conflits d’intérêts dans l’entreprise ». Quelles pistes proposer aux entreprises pour s’en prémunir ? Méthode en trois temps.

Identifier le conflit

S’appuyant sur la bonne foi présumée de leurs équipes, les entreprises semblent avoir trouvé la martingale : la déclaration d’intérêts. Le salarié se dote du moindre pouvoir de décision à l’administrateur. En passant par les membres du top management, chacun – à des degrés divers – il doit signaler l’existence d’un conflit d’intérêts qui le touche personnellement. Dans le cadre de sa charte éthique, AccorHotels demande à ses collaborateurs de les déclarer spontanément. C’est notamment le cas lorsqu’ils y font face dans l’exercice de leurs fonctions. Les membres du comité exécutif et les administrateurs doivent, quant à eux, remplir une déclaration annuelle. Ils doivent signaler l’existence ou l’absence de toute situation conflictuelle.

« L’identification est la clef de voûte du système de prévention, explique le directeur juridique et secrétaire du « board » du groupe hôtelier, François Pinon. Grâce à cette politique de déclaration, le risque de suspicion qui pourrait peser sur un membre de l’entreprise et altérer la confiance interne est dissipé. C’est aussi la condition sine qua non pour qu’une procédure de traitement de ce conflit puisse être mise en place. »

Elle peut régler les cas les plus simples – liens familiaux, intérêts économiques extérieurs. Or, cette déclaration spontanée peut se révéler insuffisante en cas de conflits plus complexes. « Que faire quand un dirigeant se sent l’obligé d’un actionnaire à qui il devrait son recrutement et prend ses décisions en conséquence, ou quand un directeur des ressources humaines, confronté à un plan social, peut potentiellement s’y réserver une place pour lui-même ? », s’interroge Thomas Baudesson. Plus diffus et moins aisément avouables, ces conflits d’intérêts échappent le plus souvent aux chartes éthiques. Tout comme d’autres, plus globaux et inhérents au business de certaines structures.

Citons l’exemple emblématique d’Arthur Andersen. Il assurait une mission d’audit et de conseil auprès d’Enron.  « Une double casquette qui l’a poussé à accepter de certifier des comptes qui n’auraient pas dû l’être », poursuit l’avocat. On peut encore citer encore celui de Morgan Stanley. LVMH (propriétaire des « Echos ») l’avait accusé, il y a quelques années, d’être juge et partie vis-à-vis de Gucci. Cette accusation a eu lieu en raison de sa double activité de banque d’affaires et d’analyste du marché du luxe. « Pour remédier à ces situations, diligenter une enquête interne conduite par des parties indépendantes est une solution efficace », conseille Thomas Baudesson.

Bâtir une muraille de Chine

Identifier le conflit d’intérêts est un premier pas, il reste ensuite à le circonscrire. Chez Valeo Pascal Colombani a présidé le conseil d’administration jusqu’à l’année dernière. Il l’a été comme chez Technip et Alstom dont il est toujours administrateur indépendant. Il décrit une procédure bien huilée, analogue à celle en vigueur dans bon nombre d’entreprises. « Un administrateur doit occuper sa fonction dans deux sociétés qui entament un rapprochement. Il devra – après examen de sa situation par le président du conseil ou par le comité de gouvernance – sortir pendant les discussions relatives à cette opération et ne devra, en aucun cas, être informé du contenu de celles-ci. »

A l’échelle des cadres dirigeants, la même logique prévaut. « Par le passé, un de nos responsables juridiques à l’étranger avait des participations dans un hôtel de la région où il travaillait, raconte François Pinon. Nous avions donc mis en place une procédure. Elle l’écartait de toute participation à la réflexion contractuelle que nous menions sur les hôtels franchisés de la zone concernée ». Dans ce type de circonstances, l’intéressé devra se déporter de certains dossiers. Un homologue ou supérieur hiérarchique s’en chargera par la suite. « Mais si, de manière structurelle, la situation devait l’empêcher de remplir une large part de sa mission, nous n’hésiterions pas à envisager avec lui un changement de poste pour son bien et celui de l’entreprise », complète le directeur juridique.

Il faut lutter contre les conflits d’intérêts plus diffus. La recommandation est d’instiller dans tous les pores du business une culture de la compliance. Et de « rappeler aux dirigeants et aux opérationnels que l’intérêt de l’entreprise doit prévaloir dans chaque décision, souligne Blandine Cordier-Palasse, managing partner de BCP Executive Search et vice-présidente du Cercle de la Compliance. Parfois, le manque d’intégrité est lié à une ignorance de ce qu’est la notion même de conflit d’intérêts ».

Adapter la sanction

On n’exclut effectivement jamais une manoeuvre malhonnête. Dans tous les cas, l’adaptation de l’éventuelle sanction sera à faire. Il reste que le conflit d’intérêts est « très rarement appréhendé par le droit pénal sauf dans les cas extrêmes d’abus de confiance ou de biens sociaux », détaille Charles-Henri Boeringer. Comme dans le cas d’Olivier Fric, le mari d’Anne Lauvergeon, soupçonné d’avoir réalisé une plus-value grâce à des informations sur le rachat d’Uramin potentiellement obtenues auprès de l’ex-dirigeante d’Areva, ce dont elle se défend.

Mû par le souci de conserver l’affaire en interne, le règlement d’un conflit d’intérêts avéré, et découvert sans avoir fait l’objet de déclaration préalable, entre dans le régime classique de sanctions disciplinaires. « S’il s’agit d’une négligence, un simple rappel de la politique en place suffira », note François Pinon. Mais en cas de malveillance avérée ? « Il n’y a pas eu d’atteinte aux intérêts du groupe. Or, une sanction disciplinaire pouvant aller jusqu’au licenciement pour des cas particulièrement graves pourrait être envisagée. » Une réponse est ainsi stricte à la mesure des risques financiers et réputationnels que l’intéressé fait courir à son entreprise.