Par Blandine CORDIER-PALASSE, Magazine Décideurs : Stratégie Finance Droit – 10/2015

Les juristes étaient des pompiers experts et sachants, réactifs et impliqués très tard. Aujourd’hui, business partners, proactifs avec un impact stratégique, ils interviennent au cœur du business et de plus en plus en amont. L’objectif est de structurer l’ingénierie juridique et financière des opérations aux côtés des dirigeants et des opérationnels.

Décideurs. Vous avez été avocat puis directeur juridique dans des groupes cotés. Aujourd’hui, vous êtes devenue entrepreneur et êtes à la tête d’un cabinet de chasse spécialisé. Comment le rôle de la fonction juridique a-t-il évolué ?

Blandine Cordier-Palasse. Aujourd’hui, la fonction juridique a évolué vers une dimension plus stratégique. Dans un certain nombre de groupes, les dirigeants ont souhaité changer le directeur juridique. Nous sommes de plus en plus amenés à recruter des profils très business partner, plus impactants, orientés solution, proactifs, impliqués en amont auprès des dirigeants et des opérationnels.

Ayant souvent une double formation école de commerce et droit complétée d’une expérience à l’international, il comprend la démarche du chef d’entreprise. Il a une vision globale de la stratégie du groupe et de ses
enjeux. Dans un environnement international et un écosystème de plus en plus complexe où agilité, proactivité et réactivité sont cruciaux, cet atout est devenu majeur.

De plus en plus de dirigeants réalisent l’intérêt et la nécessité d’impliquer le directeur juridique très en amont dans tout projet, dès les réflexions sur le montage structurant l’opération, au cœur du business pour appréhender les risques. C’est d’ailleurs déjà le cas aux États-Unis depuis des années. Le dirigeant ne fait rien sans son avocat ou son general counsel. Comme le rappelle fort justement Pierre Charreton, secrétaire général d’Areva, « Dans l’entreprise, tout n’est pas juridique, mais le droit est partout ».

Décideurs. Comment a évolué le positionnement de la direction juridique ?

B. C.-P. Selon une enquête récente de l’AFJE, plus de 60 % des directeurs juridiques sont aujourd’hui rattachés au directeur général voire au président, et de droit membre du comité exécutif. C’est en progression, mais à l’étranger, c’est plus de 90 %. Les directions générales ont compris que ce rattachement au plus haut niveau est essentiel pour appréhender les projets dans une vision globale et transversale intégrant les dimensions juridiques et risques.

Cela assure notamment la visibilité de la direction juridique. Cela consacre le développement de la fibre juridique à l’ensemble des collaborateurs, de même que sa crédibilité et son indépendance, en particulier par rapport au prisme financier. Un directeur juridique m’expliquait encore récemment que le directeur financier dont il dépendait avait refusé de passer une provision sur un contentieux pour ne pas impacter les comptes, ce qui a provoqué un profit warning du groupe coté aux US huit mois plus tard lorsque la décision de justice est tombée.

« AUX ÉTATS-UNIS DEPUIS DES ANNÉES, LE DIRIGEANT NE FAIT RIEN SANS SON AVOCAT OU SON GENERAL COUNSEL ».


Décideurs. Comment la direction juridique est-elle maintenant plus impliquée dans la stratégie ?

B. C.-P. Proche des dirigeants et du conseil, la direction juridique est devenue un acteur à part entière dans la définition de la stratégie. Le directeur juridique est impliqué de plus en plus en amont pour définir avec
chaque membre de la direction l’ingénierie juridique qui permettra d’accompagner et de contribuer au déploiement de la stratégie globale. Cela permet d’intégrer le prisme juridique, de partager les objectifs avec la direction et les opérationnels et de préempter un certain nombre de risques. Puis d’adapter moyens et ressources en fixant les priorités, et en organisant des actions de sensibilisation et de formation adaptées.

Les juristes deviennent ainsi des facilitateurs et des « accélérateurs de business » auprès des dirigeants et des opérationnels.

Décideurs. Comment a évolué le périmètre d’intervention de la direction juridique ?

B. C.-P. Compte tenu de la globalisation du monde des affaires, des réglementations et des normes de plus en plus complexes, son rôle est devenu transversal. Dans nos recrutements, des expertises sont recherchées car elle crée la valeur ajoutée. On constate que la direction juridique couvre non seulement les fonctions régaliennes – corporate, vie sociale des sociétés et gouvernance, contrats, conseil aux opérationnels, M&A, litiges – et de plus en plus souvent – en étroite collaboration avec d’autres fonctions – risk management, compliance, assurances, lobbying, immobilier, data privacy, brevets, droit fiscal et droit social. Nous recrutons aussi des directeurs des relations sociales, RSE ou experts en droit social, directement rattachés à la DRH.

Décideurs. Quels sont les nouveaux défis d’un directeur juridique en 2015 ? Quel est l’enjeu du digital ? De la compliance ?

B. C.-P. Le digital court-circuite la relation entreprise/clients et transforme les enjeux de communication et de marketing. Avec le développement des flux d’informations, chaque message émis a vocation à se retrouver à l’extérieur et est susceptible de générer des risques financiers ou extra-financiers pouvant avoir un impact sur l’image ou la réputation. L’environnement des entreprises évolue, avec ses risques et les enjeux qu’il faut appréhender et sécuriser. La fonction juridique doit anticiper et analyser ces risques dont certains relèvent même de l’intelligence économique, et y sensibiliser les parties prenantes.

Les paradigmes ont changé. Beaucoup de juristes aussi. Ils ont développé leur leadership. Ces juristes apportent des solutions concrètes, pragmatiques et efficientes. Ils anticipent et contribuent aux transformations qui modèlent l’environnement, les marchés, l’entreprise. Ils participent aussi à une démarche globale de gestion des risques, au-delà même des risques purement juridiques (audits financiers, fraude, corruption, etc.). Enfin, le rôle de cette direction est devenu de plus en plus important avec l’évolution de la gouvernance. Et la compliance est un élément structurant d’une bonne gouvernance. Cela n’est déjà plus perçu comme une contrainte mais comme un véritable outil du changement et une culture organisationnelle.

Décideurs. Comment appréhender les risques et les transformer en opportunité ?

B. C.-P. Un directeur général m’a dit un jour : « Pour moi, la créativité de nos juristes renforce notre compétitivité et assure notre marge. Ils me disent jusqu’où aller trop loin soit pour nous protéger, soit pour nous permettre de prendre des risques. Ces points de marge se retrouvent bien évidemment dans nos résultats et notre appétit de conquête de nouveaux marchés de façon agressive et sécurisée. » Les montages juridiques et financiers sont astucieux, optimisés. L’objectif étant de contribuer activement à la performance globale, protéger les dirigeants de la mise en oeuvre de leur responsabilité civile ou pénale et préserver son image et sa réputation. Le risque devient une opportunité. L’outil juridique est un élément très différenciant de compétitivité. Tous les dirigeants n’en prennent pas encore la mesure.

Décideurs. La fonction est donc elle-même un centre de création de valeur ?

B. C.-P. Tout à fait. Les contrats bien ficelés ne font pas de bruit. Pourtant ils faut les valoriser. On ne retient malheureusement que le coût des contentieux. Si on évite la fausse bonne acquisition, on crée de la valeur puisqu’on évite d’en perdre. Les actifs immatériels, tels que marques, brevets, data, sont des éléments de valorisation. Il faut les protéger soit en se défendant, soit en étant agressif. Même l’agressivité crée également l’opportunité. Par exemple, un groupe qui attaquait systématiquement son concurrent à chaque dépôt de brevets, justifié ou non, le déstabilisait et imposait le respect. Il l’obligeait ainsi à être d’autant plus vigilant sur ce que le concurrent déposait. Cela augmentait ses coûts, donc réduisait sa marge, le ralentissait… et l’agresseur gagnait du terrain.

La direction juridique accompagne de plus en plus la gouvernance des groupes. Il le fait à la fois dans la dimension opportunité que dans la maîtrise des risques au meilleur coût par des actions en réduction de risque (causes ou effets). Dans un environnement législatif international de plus en plus complexe, le directeur juridique assure la sécurité du déploiement de la stratégie par sa créativité juridique. A cela s’ajoutent son agilité intellectuelle et ses facultés d’anticipation. On mentionne son implication aux côtés du conseil d’administration en premier lieu. Il l’est auprès de la direction générale pour assurer la bonne gouvernance et la compliance de l’entreprise. Il veille à l’ensemble de ses réglementations, aux normes, et aussi au respect des valeurs de l’entreprise.

« LE DROIT EST DEVENU UN OUTIL STRATÉGIQUE AU SERVICE DE LA COMPÉTITIVITÉ DE L’ENTREPRISE, AU MÊME TITRE QUE LA FINANCE, LE MARKETING OU LES RESSOURCES HUMAINES ».