Par Virginie ROBERT, Les Echos
L’immixtion du droit américain impose de fortes amendes à des entreprises étrangères. Elle est d’ailleurs de plus en plus mal supportée. Mais il appartient aussi à la France et à l’Europe de mieux lutter contre la corruption. Il convient de se doter de moyens pour lutter à armes égales avec les Etats-Unis.
Les amendes infligées par les Etats-Unis à des entreprises étrangères sont devenues monnaie courante. Dernière victime en date, la Deutsche Bank, impliquée dans un litige remontant à la crise des « subprimes », s’est vue menacée d’une peine de 14 milliards de dollars. Cette peine pourrait se réduire in fine entre 4 et 5 milliards. Les sommes en jeu semblent désormais énormes et la banque a été fortement ébranlée.
Comment faire face à une telle démonstration de force des juridictions américaines ? D’un côté, il y a ceux qui jugent insupportable l’immixtion des Etats-Unis dans la vie des affaires des entreprises européennes. C’est le cas de Pierre Lellouche (LR) et de Karine Berger (PS) qui ont publié la semaine dernière un rapport sur l’extraterritorialité de la législation américaine. De l’autre, il y a ceux qui voient les Etats-Unis comme le seul pays capable de lutter efficacement contre la corruption. En fonction de l’analyse, la réponse n’est évidemment pas la même.
« Nous avons affaire à un énorme rouleau compresseur normatif américain, un imperium juridique qui vise à imposer les normes américaines pour assurer le succès de stratégies économiques ou politiques. C’est le « soft power » », explique Pierre Lellouche. Le député dénonce un maquis de textes législatifs américains ayant trait à la transparence des affaires, à la corruption, aux sanctions imposées par les Etats-Unis à des Etats tiers, au terrorisme ou encore à la défense du consommateur. Ce qui explique l’étendue du champ d’intervention des Américains, des 15 milliards d’amende infligés à Volkswagen pour avoir trafiqué un logiciel de contrôle de pollution aux 12 milliards imposés à la Fifa pour corruption massive, en passant par les 8,9 milliards de dollars qu’a dû payer la BNP pour avoir violé l’embargo sur le Soudan.
Pour les deux parlementaires, le droit est devenu « un outil de guerre économique », pour laquelle, d’ailleurs, le recours aux services de renseignements américains est fréquent. Les amendes peuvent mettre en péril la santé financière des entreprises concernées, voire mener à leur dislocation ou disparition. Ainsi en fixant l’amende d’Alstom pour corruption en Indonésie (2014) à 772 millions de dollars, « les Américains avaient conscience que cela mettait l’entreprise dans une situation épouvantable. La décision a été prise en tenant compte des conséquences financières », soutient Karine Berger.
Les entreprises se retrouvent seules dans ce genre d’épreuve. Un dossier a fait l’objet d’une instruction contre elles à Washington. On leur offre la possibilité de se repentir en apportant la preuve de leurs méfaits. Après quoi elles seront lourdement taxées. Elles devront autoriser la présence de moniteurs américains, à leurs frais, qui vérifieront qu’elles se sont bien amendées. « Cela peut représenter plusieurs millions d’euros par an. Et l’on a une mise à nu de l’entreprise sous surveillance américaine », fulmine Pierre Lellouche. Dans certains cercles, la théorie du complot va bon train. Les Américains n’ont pas visé Volkswagen au hasard. Les poursuites contre Alstom ont mené à sa dislocation et ont servi les intérêts de General Electric qui a repris une partie de ses activités…
« Nous ne sommes pas à égalité, juridiquement », déplore un lobbyiste, qui remarque que les entreprises chinoises ou indiennes ne sont pas la cible des instances américaines. Un aspect, qui choque beaucoup les entreprises, est l’absence de recours. Une société dénoncée par un lanceur d’alerte ne pourra pas participer à des appels d’offres de marché public le temps de l’enquête. Elle aura, quoi qu’il arrive, des frais juridiques importants. Et si elle est innocentée, elle n’aura droit à aucun dédommagements.
Mais d’autres voix s’élèvent. Les Etats-Unis, sous l’impulsion du président Jimmy Carter, ont été l’un des rares pays à réprimander efficacement la corruption. « Les Etats-Unis ont eu un rôle très utile, majeur, pour criminaliser la corruption dans les échanges internationaux », souligne ainsi Daniel Lebègue. Il s’agit du président pour la France de Transparency International. Selon cette ONG, sur la centaine de condamnations prononcées pour violation du Foreign Corrupt Practices Act de 1977, la moitié a visé des entreprises américaines. L’autre moitié regroupe notamment des entreprises étrangères.
Depuis, l’arsenal législatif international s’est renforcé avec une convention de l’OCDE (1997) puis des Nations unies (2005). Les Britanniques ont voté une législation ad hoc en 2010 et la France en 2007. La loi Sapin II est venue renforcer cette législation. « Le vrai changement vient de l’obligation faite aux entreprises de plus de 100 millions d’euros de mettre en place un dispositif interne de prévention de la corruption. Cette évolution est la bienvenue car elle insiste autant sur la punition que sur la prévention », observe Niels Lindholm du cabinet de conseil Control Risks. La loi intègre notamment la toute nouvelle convention judiciaire d’intérêt public, qui permet une transaction pénale à la française. « Il faut se donner les mêmes armes que les Etats-Unis ou le Royaume-Uni, insiste Daniel Lebègue, vis-à-vis de nos entreprises, mais aussi d’entreprises étrangères ayant une filiale en France. »
Pour Karine Berger et Pierre Lellouche, il faut aller plus loin. Les entreprises françaises n’ont pas d’autre choix que de se plier au droit américain si elles veulent rester aux Etats-Unis. « La réponse, selon nous, est de rentrer dans un rapport de force », explique l’élue socialiste. Notamment en renforçant le renseignement économique : l’administration pourrait utiliser les services de renseignement. Ils apporteraient également de l’intelligence économique aux entreprises. Par ailleurs, la question de l’extraterritorialité pourrait entrer dans le champ de négociation du partenariat transatlantique. Enfin, il faudra mettre en place une réponse européenne.
Virginie Robert
Chef du service International
LES POINTS À RETENIR
La Deutsche Bank dernièrement, mais aussi Volkswagen, la Fifa, BNP Paribas et bien d’autres, toutes ont en commun. Elles ont toutes d’avoir été condamnées par la justice américaine.
Pour les parlementaires Pierre Lellouche (LR) et Karine Berger (PS), le droit est devenu « un outil de guerre économique ».
Mais d’autres soulignent l’avance prise par les Etats-Unis en matière de lutte contre la corruption. Et conseillent de s’inspirer des méthodes américaines.
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